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Le système du Millet ottoman

Le système de gouvernance dans l'Empire ottoman était une forme de théocratie, basée sur l'idée d'un ordre hiérarchique clair au sommet duquel trônait le sultan qui avait le pouvoir divin absolu. En même temps, dans l'Empire cohabitaient trois grandes communautés religieuses : les chrétiens, les juifs et les musulmans. Ces groupes n'étaient ni ethniquement, ni religieusement homogènes à l'intérieur. Afin d'établir un confort global l'Empire Ottoman structura ses sujets en deux catégories : les fidèles (sphère de paix, les musulmans) et les infidèles (sphère de guerre, les non-musulmans). Les droits et les obligations des individus se définissaient en fonction de leur statut social et des spécificités de la communauté à laquelle ils appartenaient. Les musulmans constituaient la majorité des "ayant droit", à l'opposé des minorités soumises dans l'empire bien que dans la plupart de ses régions ce furent les musulmans qui représentaient, sur le plan de l'occupation du territoire, une minorité.

Dans les premiers siècles les non-musulmans dans l'empire étaient divisés en Millets - unité territoriale basée sur l'appartenance religieuse et n'ayant pas de rapport à l'appartenance ethnique. Les obligations principales des sujets dans les Millets se résumaient dans l'acquittement d'impôts spécifiques, déterminés par rapport au caractéristiques du Millet et dans le respect des lois mais aussi à l'égard de l'exercice des libertés religieuses et culturelles, sous la houlette de leurs propres leaders religieux et communautaires. Le terme Millet signifie initialement religion, communauté religieuse. A la fin du XVII siècle à sa signification originale s'ajouta le sens de nation, nationalité.

L'Islam et le Coran en particulier reconnaissaient aux Chrétiens et aux Juifs le statut de "gens du Livre", "gens des Écritures" qui servaient et vénéraient le même Dieu que les musulmans, tout en les accusant du refus de reconnaître la révélation finale de Dieu faite par le biais du prophète Mahomet. Et ce justement Mahomet qui créa le précédent pour ses adeptes sur les rapports à établir à l'égard des non-musulmans dans le cadre de son accord qu'il conclut avec les Juifs de Médine. Durant la conquête de l'Islam les non-musulmans, "gens du Livre", qui habitaient des villes ou des communautés hostiles aux musulmans avaient le choix entre trois alternatives :

  1. Accepter l'Islam et devenir musulmans;
  2. Accepter le statut de Dhimmi - contribuable non-musulman qui obtient en contre-partie de l'impôt versé la sauvegarde de sa vie et de ses droits;
  3. Se défendre contre les musulmans jusqu'à ce qu'ils eussent été tués ou faits prisonniers, perdant ainsi tous leurs droits de "gens du Livre" et étant traités comme des hérétiques.

Suivant ce modèle les Ottomans s'appliquaient à respecter le droit des adeptes des religions non-musulmanes à maintenir des relations de paix avec l'état islamique tant qu'ils reconnaissaient l'autorité politique islamique et s'acquittaient des impôts. Usuellement les relations entre les sujets musulmans et non-musulmans se régulaient par le droit et les traditions islamiques. 

Ainsi le système du Millet n'était pas une invention ottomane mais c'est dans son empire que ce système fut régulé et institutionnalisé à grande échelle. A cela s'ajoutait l'habilité politique des Ottomans qui allaient au-delà du cadre des pratiques et du droit islamiques.

Le plus bel exemple réside dans le fait que depuis son instauration l'Empire ottoman conduisit une politique de reconnaissance de l'Eglise orthodoxe comme faisant partie de l'Etat ottoman. Les souverains de l'Eglise - le patriarche, les métropolites et les évêques furent partiellement intégrés dans la classe supérieure gouvernante ottomane. Cette tolérance religieuse était l'un des traits les plus remarquables du système ottoman dans les terres conquises.

Nulle part en Europe à cette époque (et jusqu'à une époque récente) les confessions différentes (christianisme, judaïsme, courants sectaires de l'islam) ne furent tolérées de telle façon au sein d'un état religieux comme dans l'Empire ottoman.

Rappelons les exactions commises à l'encontre des chrétiens orthodoxes par les Croisés lors des croisades, le pillage de Constantinople entre le XII et le XIII siècle. Le calendrier de l'Eglise orthodoxe est rempli de noms de martyrs chrétiens victimes de la cruauté catholique. Ce n'est pas un hasard que les chrétiens orthodoxes considéraient l'Eglise catholique comme un ennemi autrement plus dangereux que les envahisseurs ottomans. L'Eglise catholique relâcha sa main de fer il y à peine un siècle dans les sociétés occidentales, ne permettant aucun autre dogme que le catholique, sans parler des persécutions généralisés de l'Inquisition dans les siècles précédents.

La condition des patriarches sous les Ottomans était cependant variable en fonction de la personnalité du sultan. Si chez un sultan comme Mourad II les droits des Patriarches étaient respectés, chez un Selim II il en fut tout le contraire - ils était réduits à néant. De 159 Patriarches en près de 500 ans seulement 21 moururent de causes naturelles. 6 furent assassinés, 27 abdiquèrent, 105 furent destitués. Peu sont ceux qui exerçaient leur mission durant des périodes plus longues. Ceci dit les mêmes pratiques d’ingérence dans les affaires de l'Eglise étaient de mise pendant l'époque byzantine.

Les composants de base pour la tolérance ottomane étaient deux : le sens pratique et la bonne volonté. Ce fut le seul moyen efficace pour l'Empire pour contrôler son énorme territoire ou prédominait la population chrétienne. Ce sens pratique s'exprimait par la mise ne place du système des Millets qui visa à garder les représentants des diverses confessions, traditions et langues séparés les des autres, dans la limite du possible, évitant ainsi des conflits religieux et les perspectives qu'ils ouvraient vers des rébellions contre le Sultan et l'Empire. Suivant cette logique le système du Millet était reproduit dans les grandes villes, cette fois sous la forme de quartiers ou bien dans le création de villages sur le même principe. L'endroit commun où tout le monde se rencontrait est le marché.

L'administration locale du Millet s'effectuait par des représentants du pouvoir ottoman et des juges religieux qui traitaient les affaires civiles et criminelles dans lesquelles il y avait l'implication de musulmans et de non-musulmans. Les importants parmi les juifs et les chrétiens étaient chargés de la collecte des impôts dans le Millet et avaient des prérogatives pour exercer un pouvoir effectif local.

Lorsque ces deux niveaux administratifs fonctionnaient en synchronisation la vie locale se déroulait paisiblement. En revanche lorsque ces deux systèmes se mettaient à rivaliser, la vie dans le Millet se transformait en cauchemar.

C'est cette dernière ambiance qui se généralisa et qui marqua les deux derniers siècles de l'existence de l'Empire ottoman. Pendant cette période d'injustice ceux qui avaient les moyens cherchaient la protection directe des administrateurs ou des féodaux locaux afin de sauvegarder leur vie et leurs intérêts. Hormis ces exceptions, le pouvoir ottoman central s’immisçait dans la vile locale uniquement lorsque les administrateurs des Millets ne parvenaient pas à assurer le paiement des impôts ou d'assurer la sécurité de leurs sujets.

Cependant il ne faut pas croire que le pluralisme et l'autonomie donnés par le biais du système des Millets mettait un pied d'égalité avec l'islam ni avec sa classe dirigeante. Certes chaque Millet avait le droit de traiter ses questions religieuses, de l'église et du clergé, les questions individuelles comme les mariages, les divorces, l'héritage, etc. Mais tout ce qui concernait directement ou indirectement l'empire dans le sphère des affaires commerciales, économiques, légales et dans le domaine de l'ordre public ou le domaine pénal, était en dehors des prérogatives du Millet.

La population non-musulmane était imposée avec des taxes et des obligations spécifiques, tout en étant contrainte à certaines limitations des libertés individuelles. Ainsi dans les affaires de justice le témoignage d'un musulman pesait plus que celui d'un non-musulman. Les mariages entre musulmans et non-musulmans étaient considérés comme illégitimes. Dans les rares cas où ils étaient autorisés généralement cela allait dans le sens du musulman qui allait épouser une femme non-musulmane, supposé que les enfants du mariage devenaient musulmans et que l'héritage musulman n'irait pas dans les mains des infidèles.

L'un des impôts les plus durs à l'égard des non-musulmans est l'impôt du sang - la collecte de garçons pour le service militaire ou civil. Cette pratique est à l'origine des sentiments fort négatifs à l'encontre des musulmans qui s'imprimèrent dans la mémoire collective des chrétiens. Cet impôt fut introduit par le sultan Mourad Ier (1359-1389) et s'imposa comme un impôt routinier dans l'empire. Les plus forts et les plus beaux garçons chrétiens âgés d'entre 8 et 18 ans étaient pris à leurs familles par la force, convertis à l'islam et envoyés dans la capitale de l'empire (parfois à Bursa aussi) pour suivre une formation et éducation spéciales.

La plupart de ces enfants ne revirent plus jamais leurs proches. Ils composaient plus tard le redoutable corps des Janissaires. Dans de nombreux rapports de voyageurs ou ambassadeurs occidentaux il est fait part des atrocités commises par les administrateurs ottomans lors de l’exécution de leur tâche sur la collecte de cet impôt. Chez les familles des Balkans les enfants étaient le plus précieux qu'il soit. Cette pratique cruelle des Ottomans est la raison principale de l'oubli de tous les avantages du système du Millet et de la préservation d'une image sanguinaire fortement négative.

Dans des cas d'exception, comme il est rapporté sur la Bosnie, des familles pauvres qui n'arrivaient pas à assurer la survie de leurs enfants voyaient dans l'impôt du sang la seule opportunité pour assurer un avenir à l'un des leurs. Des archives ottomanes gardent des lettres bosniaques ou le sultan était supplié à "préserver l'opportunité" pour telle ou telle famille même si celle-ci avait déjà accepté l'islam.

L'Empire ottoman donnait des possibilités beaucoup plus grandes aux musulmans pour faire carrière dans la sphère de l'administration de l'état. Cela créait un contexte de favoritisme par rapport aux non-musulmans. L'administration de la nombreuses populations chrétiennes fit que presque l'intégralité de la population musulmane était engagée officiellement ou de fait dans les mécanismes du pouvoir.

Chaque homme musulman était un soldat, alors que, à quelques exceptions près, les non-musulmans n'avaient pas le droit du port d'arme. Un fait intéressant et peu connu est que la plupart des insurrections de la population chrétienne des Balkans étaient matées, souvent dès le début, par leurs concitoyens musulmans. L'intervention de l'armée régulière n'était nécessaire que rarement.

Un très bon exemple en la matière est l'Insurrection d'Avril 1876 lorsque l'armée régulière intervint pour sauver la population chrétienne des exactions et des massacres des bachi-bouzouk. Cet exemple montre clairement que la tolérance proclamée par le pouvoir officiel n'équivalait pas la disparition des préjugés et des soupçons mutuels entre les musulmans et les autres communautés de l'empire. Les musulmans étaient toujours la population privilégiée de l'empire, avec beaucoup plus de droits et de responsabilités que les non-musulmans. La tolérance de l'Etat ottoman envers les non-musulmans ne signifiait nullement l'égalité avec les musulmans.

Le système des Millets était pragmatique et utile pour son temps. Il fonctionnait parfaitement les deux premiers siècles de la domination ottomane mais plus tard, lorsque s'enregistrèrent les premiers échecs de l'infaillible, jusqu'alors, machine de guerre ottomane, la discrimination entre musulmans et non-musulmans amena au despotisme et aux confrontations.

Les musulmans étaient systématiquement dans la position du gagnant lorsqu'ils étaient amenés à défendre leurs intérêts. Pour cette raison, à chaque fois quand le pouvoir central perdait le contrôle sur des régions périphériques, s'ensuivait le pillage généralisé sur la population chrétienne par les féodaux locaux.

Voici un exemple parlant : les non-musulmans pouvaient vivre conformément à leur religion à condition que cela ne provoquait pas les musulmans. Or l’interprétation de ce qui était provoquant s'avérait très large ou servait comme sujet d'amusement. Chaque famille chrétienne se devait d'accueillir tout hôte musulman inopiné, lui fournir le gîte et le couvert et même lui payer un tribut pour l'usure dentaire causée par le mastication de la nourriture.

Un exemple concret de révolte personnelle est celle du voïvode bulgare Guentcho Kargov de Kazanlak, survenue vers la fin du XVIII siècle : un soir Guentcho rentrait avec son bétail et trouva dans sa maison 4 jeunes Turcs étendus sur le divan; sa femme prépara une galette et rôtit une oie pour les "invités"; entre les blagues lancées les Turcs demandèrent à Guentcho de promener leur "chevaux", qui étaient en fait leurs souliers attachés les uns aux autres, puis de les "abreuver"; ensuite ils lui demandèrent de préparer de l'argent pour le dédommagement de l'usure dentaire qu'ils auraient eu à manger son oie. Sur un coup de sang, Guentcho saisit une hache est assassina ses "hôtes". De tels exemples sont malheureusement nombreux.

Les prescriptions des lois islamiques et les règles du Millet ne se rejoignaient pas la vie réelle. Si la vie des musulmans et des non-musulmans était similaire cela n'aurait pas expliqué la conversion de nombreux chrétiens à l'islam. La plupart des chercheurs cherchent les causes dans les intérêts économiques et financiers car uniquement un musulman ou celui qui le devenait pouvait bénéficier de toutes les possibilités offertes dans l'empire.

Les origines n'avaient pas d'importance, ce qui comptait c'était d'être musulman, parler le turque et avoir un talent. Cependant il ne fallait pas être obligatoirement musulman pour pouvoir s'enrichir dans l'Empire ottoman. Nombreux étaient les commerçants chrétiens de toute ethnie : Grecs, Bulgares, Arméniens, Valaques qui accumulaient des richesses sans jamais changer de religion. En revanche, à partir du XVI siècle il fallait être musulman pour faire carrière dans une des institutions ottomanes.

La tension existait non seulement entre musulmans et non-musulmans mais aussi entre divers communautés des Millets. A la création du Millet orthodoxe les Grecs se retrouvèrent automatiquement dans une situation privilégiée par rapport aux communautés chrétiennes slaves et arabes. La raison de ce déséquilibre était représenté dans la figure du Patriarche de Constantinople qui devint le représentant de tous les chrétiens dans l'Empire ottoman.

Sans aucune exception, tous les patriarches durant l'existence de l'Empire ottoman étaient d'origine grecque. Après l'établissement de la Patriarchie sous les Ottomans les Grecs en usèrent pour opprimer les chrétiens non-grecs. Les prêtres grecs remplaçaient tous les autres, les livres slaves étaient détruits systématiquement, tout cela dans le but d'annihiler la mémoire collective slave.

L'Empire ottoman donna une possibilité inespérée à la Patriarchie de Constantinople à soumettre tout le monde orthodoxe, oeuvre dans laquelle avaient échoué jusqu'alors les plus puissants des empereurs byzantins. Il en faut ainsi par le simple fait que lorsque les autorités ottomans voulurent régler l'administration des chrétiens, les Grecs de Constantinople se firent valoir comme les seuls et uniques représentant du monde chrétien des Balkans. Ne cherchant pas dans le détail, le maître ottoman acquiesça et il en fut ainsi.

Les méfaits commis par le clergé grec sur les autres églises chrétiennes furent grandes et systématiques par la suite. Ainsi, au cours du XVII siècle le métropolite de Philibé (Plovdiv) complota contre les Bulgares en rapportant aux Ottomans la fausse rumeur de la préparation d'une insurrection. En mesure de représailles les Ottomans détruisirent un grand nombre d'églises bulgares et incendièrent plus de 230 monastères en région de Thrace. Les tensions provoquées par le clergé grec atteignirent leur comble dans la seconde moitié du XIX siècle lorsque le pouvoir ottoman était contraint d'autoriser la création de nouvelles patriarchies bulgares, serbes et autres.

En conclusion

En conclusion, le système des Millets ottomans, comparé à l'Europe à cette époque, était sensiblement meilleur et plus juste. Les différentes communautés pouvaient bénéficier d'une liberté relative de culte et d'autonomie culturelle et administrative, fiscale et juridique compte tenu de la suprématie générale de la population musulmane.

Le système n'était pas parfait mais il laissait suffisamment de marges de manœuvre jusqu'à l'affaiblissement du pouvoir central qui permit les grands déséquilibres causés d'abus de pouvoir causés par les féodaux locaux.

L'éveil et l'initiative économique sur les Balkans liés aux progrès techniques au cours du XIX siècle et le cadre limitatif du droit islamique pour les non-musulmans provoquèrent de nouvelles secousses sociales. Elles amenèrent à une réforme du système des Millets. La publication du Hatt-ı hümâyun, qui leva beaucoup de ses restrictions, devint leur nouvelle base juridique. Ce ne fut pas suffisant car l'éveil économique et le progrès conduisirent à un éveil du sentiment national des différentes communautés. Ce qui engagea à son tour des mouvements d'indépendance. Ces processus allaient aboutir à des guerres de libération, à la dislocation de l'Empire ottoman et à la création des états balkaniques.

Cet article s'appuie en grande partie sur l'article traitant des Millet ottomans, publié dans le magasine Pensée théologique, numéro 1-4 en 2001 (сп. „Богословска мисъл”), par Ventzislav Karavaktchev.